Gerard The Lion Killer, ou la triste histoire du lionceau Hubert né chez les Beni Foughal de Guelma, et mort à Paris
Comme déjà dit dans l'article précédent, beaucoup de versions du livre de Jules Gérard sont en circulation, et elles ne contiennent pas toutes les mêmes anecdotes - la longueur des éditions disponibles est assez variable: voici une anecdote au sujet des Beni Foughal de Guelma, que j'ai trouvée uniquement dans la version anglaise du livre.
Les lecteurs anglophones du blog pourront se reporter aux pages 318 à 333 pour lire cette anecdote: vous pourrez d'ailleurs constater que la version anglaise du livre est plus agréable à lire, et
que le ton général y est beaucoup moins pompeux que dans la version française.
Pour les non anglophones: je vous propose ci-dessous une traduction 'maison' des passages principaux de cette histoire. J'ai essayé d'être fidèle autant que possible au texte de l'auteur, mais les
tournures vieillottes et les phrases interminables passent moins bien en français => j'ai 'coupé en deux' certaines phrases pour alléger un peu le style (j'espère que vous apprécierez l'histoire,
la traduction m'a pris un certain temps...) :
"
Chapitre XXI : Histoire d'un 'enfant' trouvé
Un jour du mois de Février 1846, Monsieur de Tourville, qui était à la tête du district de Guelma, me fit savoir que la tribu des Beni Foughal avait demandé à ce que je vienne les aider à se
débarrasser d'une lionne et de ses lionceaux qui s'étaient installés, sans permission, sur leur territoire.
Dans l'heure je fus à cheval aux côtés d'un des cheiks de leur tribu, et nous atteignîmes leur douar au coucher du soleil, au pied du Djebel Meziour.
Le matin suivant, aux premières lueurs, je commençai ma recherche dans les sous-bois dans lesquels on disait que
la lionne gardait ses petits. Je trouvai la tanière de la mère, et un magnifique petit lionceau, à peu près aussi grand qu'un chat Angora, niché dans un lit de feuilles mortes adroitement arrangées
derrière un fourré de petits arbres trapus.
Je pris avec moi le nourrisson et le ramenai au douar, et après l'avoir confié aux femmes, je retournai dans la forêt pour attendre la lionne à son retour à la tanière.
Quand j'atteignis de nouveau la cachette du lion le soleil s'était couché, et quand j'entrai sous la voûte
étroite constituée de lierres entremêlés, je me rendis compte que je voyais pas à plus d'un mètre ni à ma droite, ni à ma gauche. A l'aide de mon couteau de chasse, je coupai des branchages de
manière à avoir un peu d'espace devant moi, et je m'assis au pied d'un chêne-liège pour attendre la suite des évènements. Mon ordre de bataille était très simple car il y avait peu d'ennemis, et
j'avais si peu de ressources sur lesquelles compter: je n'avais qu'à attendre que la lionne montre le bout de son nez à l'intérieur de la petite zone où je me trouvais, et ensuite lui faire sauter la
cervelle avec mon fusil - enfin, si j'y arrivais.
Alors que la nuit resserrait son étreinte autour du berceau, je mobilisai tous mes sens pour percevoir l'approche d'un animal. Mon audition s'aiguisa à cause du manque de visibilité, chaque bruit
parvenait à mes oreilles avec une netteté parfaite, et les centaines de voix de la nature qui chuchotent la nuit dans la forêt m'indiquaient les mouvements de toutes les créatures.
Ici un rat faisant bruisser les feuilles mortes, et là le bruit des pas d'un tapir quittant sa tanière, me faisaient croire à l'arrivée de mon amie la lionne.
Parfois un chacal venait fouiner par là, à la recherche de miettes qui seraient tombées de la table de la maîtresse de maison, et je me faisais leurrer jusqu'à ce que je l'entende mâchouiller les os que les petits garnements de la lionne avaient chipé, ce qui faisait disparaître l'illusion. Mais le bruit du vent dans les arbres, un quelconque insecte fouissant la terre, ou encore les mouvements d'un oiseau faisaient un bruit qui attirait mon attention et mobilisait mon esprit pour comprendre ce qui se passait.
Pendant plus de deux heures interminables je fus condamné à attendre et à observer, jusqu'à ce que j'aie les nerfs tendus comme la corde d'un arc; mon bras était las de porter le poids de mon fusil. Enfin, je m'adossai à l'arbre, avec la ferme intention d'attendre jusqu'à ce que les yeux de la lionne viennent éclairer la nuit et m'indiquent ainsi ma cible.
Je dois maintenant faire une digression pour informer le lecteur de la raison pour laquelle j'avais été appelé pour aider les Arabes face à leur ennemie, sans même que ceux-ci essaient de faire quoi que ce soit par eux-mêmes.
ndlr: Il s'agit là de la version courte de l'histoire vue dans l'article précédent sur Jules Gérard (c.f. version française du livre de Jules Gérard). Cette histoire est aussi citée intégralement en pages 19-20 de la version anglaise
En 1840, une lionne avait donné naissance à une portée dans les bois dans lesquels je me trouvais six années plus tard.
Le Cheikh avec lequel j'étais venu de hier Guelma avait convoqué à l'époque soixante hommes de sa tribu, ils avaient exploré cette zone et trouvé deux petits. Enchantés de sa découverte, la bande emporta les petits animaux sans défense, et commença à redescendre la montagne en entonnant des chants de victoire. La lionne réalisant la perte de ses petits suivit le groupe et bondit sur un des guerriers les plus courageux au centre de la troupe, elle lui infligea une blessure mortelle, puis elle sauta sur un autre et le mit en pièces avant de s'effondrer morte sur lui. Les deux chasseurs furent ramenés à leur maison allongés aux côtés du corps de la lionne.
A mon arrivée dans le douar, le Sheik me raconta l'histoire de cette chasse dans les moindres détails. Pendant qu'il racontait, les différents acteurs dont il citait le nom prenaient la parole, chacun disant 'c'est moi', et montraient les blessures abominables infligées par la mère lionne endeuillée.
Le souvenir de cette tragédie avait protégé jusqu'à maintenant la tanière de la nouvelle lionne, et bien que la présence d'une 'pouponnière' impliquât de payer un prix beaucoup plus élevé que s'il y avait eu une lionne seule, les Arabes supportèrent les 'demandes' de la famille grandissante de lions sans chercher à résister. Ceci était la raison de ma présence en cette nuit noire et froide, tapi dans une forêt dans laquelle j'avais volé un lionceau, pendant que les guerriers des Beni Foughal se reposaient sous leurs tentes.
Il devait être à peu près huit heures du soir, quand j'entendis les pas de ce qui semblait être un gros animal. Plus ils s'approchaient, plus ces pas semblaient lourds, jusqu'à ce que je sois certain que c'était la lionne.
A six pas de moi, l'animal s'arrêta tout d'un coup. Craignant qu'elle m'ait vu, ou qu'elle ait senti mon odeur et qu'elle parcoure la distance restante en un bond, je me levai, espérant au moins apercevoir fugitivement son regard. Je me tenais debout, adossé à l'arbre, le fusil épaulé, et mes yeux fixaient le rideau de feuillage impénétrable qui pendait devant moi, et je ne voyais pas la moindre lumière ni entendais le moindre son.
Mon imagination, plus rapide que mes sens, et aidée de souvenirs passés, me fit voir la lionne venant sur moi, le cou tendu en avant, les oreilles rabattues en arrière, et le corps tremblant d'excitation pendant la préparation de son saut. On imagine souvent de tels spectres, quand on attend dans le noir une ennemi invisible. Mais elle ne bondit pas, et le temps pendant lequel elle attendit me sembla terriblement long. De grosses gouttes de sueur, en dépit du temps froid, apparurent sur mon front et coulaient sur mes yeux, et mes nerfs commencèrent à me lâcher, quand tout à coup une idée me traversa l'esprit.
" Mais bon sang pourquoi est-ce que je n'ai pas grimpé sur ce chêne liège, plutôt que de m'être assis à son pied!
Et puis qu'est ce qui m'empêche de grimper dessus maintenant, et de me mettre en sécurité, à six mètres au-dessus du sol? Personne ne le verra! Personne ne le saura! Tout le monde ne ferait-il pas la même chose à ma place? "
Ces idées me traversèrent l'esprit, je les mis de côté car trop couardes, et je retrouvai mon calme immédiatement.
Je suis heureux, aujourd'hui que j'écris ces lignes, après six ans passés dans un tumulte d'émotions sauvages, et marqué par plus d'un drame tragique, de me souvenir et d'approuver la décision prise à ce moment-là.
C'est à ce moment là plus qu'à tout autre que j'appréhendai la différence qui existe entre un homme qui met en danger sa vie en plein jour, devant témoins, et celui qui n'a que la lumière des étoiles pour le guider, et qui n'a que lui-même pour témoin. La satisfaction de savoir que je n'avais pas pensé à l'arbre dans la journée, et que j'avais considéré que c'était une action peu glorieuse de s'y réfugier au moment de plus grand danger, m'apporta un grand calme, qui était digne d'un plus grand danger que celui-ci, et qui aurait été digne d'un dénouement plus effroyable que celui qui vint ensuite. Jugez ma déception et mon soulagement, quand j'entendis, au lieu du rugissement sauvage d'une lionne chargeant hurlant la rage d'avoir perdu ses petits, le gémissement plaintif et affamé d'un lionceau cherchant sa douce mère.
Et encore aujourd'hui je ne peux pas penser sans me mettre à rie aux émotions que me causa ce canaillou.
Je pris résolument le lionceau dans les bras, l'entourai avec le bas de mon burnous, et pris le chemin qui me ramenait au douar.
Après trois ou quatre heures d'une dure marche à travers des ravins et au-travers des enchevêtrements de la forêt, ayant fait plusieurs arrêts pour écouter des bruits que je ne reconnaissais pas et que j'imaginais être le rugissement lointain, ou la course furieuse de la lionne sur mes traces, et dont ensuite je comprenais qu'ils étaient des bruits de la forêt qui sont connus de tous ceux qui sont les enfants de la nature, j'arrivai enfin en bordure de la zone boisée, où les aboiements des chiens me guidèrent jusqu'au douar.
La première chose que je fis fut d'examiner le lionceau, et de le comparer à l'autre.
C'était un male, environ 30% plus gros que l'autre qui était une femelle, et son comportement altier et sa gentillesse lui firent immédiatement gagner tous les cœurs. Je lui donnai le nom de Hubert, d'après celui de mon saint patron. Alors que la lionne fuyait toute attention et accueillait les caresses avec des coups et des griffures, Hubert s'étira sur le sol, regarda autour de lui avec un air étonné et tranquille, sans montrer la moindre agressivité. Les femmes n'arrivaient pas à s'arrêter de le caresser, et avec une compréhension toute féminine de ses désirs, lui apportèrent une chèvre avec les pis bien remplis de lait bien frais, pour qu'elle l'allaite comme une mère. Cette nounou ayant été couchée sur le côté, maintenue tranquille par deux Arabes qui l'empêchaient de donner des coups de sabot ou de s'en aller, comme elle semblait assez bien disposée, un de ses tétons fut amené vers les lèvres d'Hubert.
Il ne sembla pas du tout voir où on voulait en venir, mais à la seconde où la première goutte de lait atteignit ses lèvres il se colla à sa nouvelle mère avec une dévotion inégalable. La lionne refusa obstinément de manger en dépit de l'exemple de son frère, et s'allongeait simplement quand elle trouvait un endroit où elle n'était pas visible.
Hubert passa la première nuit de sa vie civilisée avec moi, dormant calmement à mes côtés, recouvert du bas de mon burnous.
Le jour suivant je repartis en chasse sur cette montagne avec les hommes de la tribu, explorant chaque tanière sans succès. Alors que la soirée approchait, je ne rentrai pas au douar, mais ayant partagé le repas d'un berger que j'avais rencontré sur les collines, je m'installai de nouveau à l'endroit où j'étais la veille au soir.
Mais la nuit tomba, et le jour se leva, et aucune lionne ne vint déranger ma vigilance solitaire. J'appris quelque temps après qu'elle avait quitté le voisinage après le vol de ses deux petits: elle emporta un troisième lionceau vers un endroit plus sûr.
La disparition de la vieille lionne ainsi que la capture de ses lionceaux ayant complètement rassuré les habitants de Beni Foughal, je quittai leur pays et rentrai à Guelma, emportant avec moi mes deux 'enfants adoptifs'.
Peu après mon retour la femelle mourut, et alla là où vont les gentils lions. Son départ prématuré dans sa prime enfance était dû à la difficulté à faire ses dents, processus qui est très risqué chez les lions, ceux-ci n'ayant effectivement pas de service médical approprié pour les aider. Mais son frère grandit rapidement, et chaque jour montrait un peu plus sa grâce enfantine, ainsi que sa nature affectueuse. Il devint apprécié de tous ceux qui le connaissaient, et avec appétit il buvait cul-sec tout le lait de presque toutes les chèvres du camp.
J'écris ces lignes avec une tristesse mêlée de remords, afin de faire revivre le souvenir de tous les actes et toute la grâce infantile de mon fils Hubert, ce qui sera un souvenir agréable non seulement pour moi-même, mais aussi pour tous mes camarades du bon vieux temps, dont les heures de solitude furent animées par ses cabrioles cocasses, et par ses caresses affectueuses.
En plus de ses proches amis, il avait aussi un grand nombre de camarades. En particulier il avait trois amis intimes, le trompettiste Lehman, le maréchal-ferrant Bibart, et le spahi Rostain, qui l'année suivante fut mis en pièces sous mes yeux par un lion à Mejez-Amar.
Quand Hubert rejoignit l'escadron, son nom fut inscrit sur un petit livre en tant que simple dragon de 2e classe, en attente d'une promotion. Tout acte méritoire était immédiatement consigné dans le livre, ainsi que les marches et les campagnes auxquelles il participait.
Voici quelques extraits du livre qui montrent son fort tempérament, et l'avancement rapide de sa carrière militaire.
20 avril 1846. (Hubert avait trois mois à ce moment-là). Les trompettes sonnèrent l'appel, 'à cheval'. L'escadron se rassembla dans la cour, en vue d'aller à la parade. Le cavalier Hubert ayant été enfermé dans une pièce au deuxième étage entendit l'appel, il sauta par la fenêtre et rugit 'présent'.
L'officier d'astreinte ne l'entendit pas, et le marqua 'absent à la parade'.
Le capitaine ordonna 'marchez!' et les trompettes sonnèrent le déploiement, et Hubert fit un bond dans la cour devant les troupes.
En raison de son fort désir de faire son travail, la mention 'absent' fut effacée, et il fut noté présent.
15 Mai 1846. Le sous-cavalier Hubert ayant étranglé la chèvre qui lui servait de nurse, est nommé cavalier de première classe.
8 Septembre 1846. Hubert a fait une sortie pendant les heures de marché, et a causé une pagaille totale, il s'est rendu complètement maître du terrain. Il a effrayé des gens d'armes, a tué plusieurs moutons et un âne, et n'a accepté de se rendre qu'à ses amis Lehman, Bibart et Rostain, qui se sont empressés de le ramener à la maison pour le câliner.
Suite à ces faits, Hubert fut élevé au range de caporal, on lui passa une chaîne autour du cou, et il fut nommé gardien des étables.
10 janvier 1847. Un bédouin s'étant aventuré près des chevaux dans les étables, Hubert l'a suspecté d'être un maraudeur: il a cassé sa chaîne, s'est emparé du bédouin et l'a emmené dans sa guérite de sentinelle, jusqu'à ce que l'officier de veille fasse sa tournée et le délivre, l'ayant trouvé dans un état relativement débraillé. Cette acte lui permit d'atteindre le grade de quartier-maître, avec comme 'décoration' un chaîne supplémentaire.
Avril 1847. Hubert ayant étranglé un cheval, et mis en pièces deux soldats du régiment, reçoit le grade d'officier, et il est consigné dans ses appartements : une cage.
Pauvre Hubert! Le gouvernement qui se montra si bon et si indulgent au sujet de tant de petites peccadilles, en raison de ses bonnes dispositions, ne pouvait plus fermer les yeux sur cette entorse si triste à la discipline militaire. Hubert fut condamné à mort, ou à la prison à vie; et c'est moi, son plus proche ami, moi qui avais si souvent partagé mon lit avec lui, qui étais chargé de l'exécution de la sentence.
Ma première intention fut de lui rendre sa liberté, mais j'ai craint qu'ayant toujours été habitué à la présence des humains, il revienne au camp pour piller et tuer, et donc je choisis la meilleure solution suivante, et Hubert devint rapidement le locataire solitaire d'une cage de fer, au lieu d'être un invité honoré à Guelma.
Au début de son emprisonnement, je venais de temps à autre à la cage en fin de journée pour lui faire passer le temps. Dès que la porte s'ouvrait, il bondissait joyeusement à l'extérieur, et après de tendres embrassades, nous faisions une partie de cache-cache. Un soir, toutefois, il me câlina si fortement que j'aurais été étouffé si mes amis n'étaient pas venus à mon secours, ils me délivrèrent de ses caresses écrasantes en s'aidant des fourreaux de leurs épées. Ce fut la dernière fois que nous jouâmes ensemble, et ceci dit je ne peux que rendre justice à mon ami en disant que je ne décelai jamais de mauvaise intention de sa part, car à chaque fois qu'il faisait des cabrioles avec moi ou un de ses amis, il évitait toujours de se servir de ses dents et de ses griffes, et son comportement fut toujours doux et affectueux.
Quand il fut définitivement confiné à sa cage, son tempérament changea beaucoup, il était irritable et agité, parcourant sa cage de long en large, il faisait résonner les murs avec sa grosse voix et le cliquètement de sa chaîne. Je commençai alors à envisager de me séparer de lui, et fis savoir mes intentions.
Un officier du roi de Sardaigne voulait l'acheter pour trois mille francs, mais je ne pouvais par vendre Hubert comme je l'avais fait pour les peaux des lions que j'avais tués – Hubert, mon fils du désert. Le duc D'Aumale m'honora de sa visite, et je me résolus à lui présenter mon 'animal familier', lui demandant qu'un espace suffisant lui soit attribué dans le zoo d'Alger, et qu'on lui fournisse tout ce dont il ait besoin tout au long de sa vie.
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Chapitre XXII : Mon fils adopté quitte Guelma, et m'accueille à Paris
En octobre 1847 Hubert quitta Guelma au grand regret de ces dames envers lesquelles il avait été excessivement galant, et des soldats de tout grade et de toute spécialité qui l'appréciaient autant qu'ils m'appréciaient.
Lehman et Bibart se saoulèrent bien fort, de façon à supporter la tristesse de la séparation, mais ils n'en furent pas moins émus quand arriva le moment de se séparer; ils furent enfermés de force à double tour dans la guérite du garde afin que l'on puisse emporter leur ami.
Une fois à Alger, Hubert apparut comme trop grand et trop beau pour rester dans ce zoo provincial, et il fut décidé qu'il irait faire un voyage à Paris, et je fus détaché pour l'accompagner . Le pauvre animal était effectivement trop grand et trop beau pour la triste vie qui l'attendait. Le capitaine du vaisseau qui nous faisait traverser la Méditerranée m'autorisa à laisser la cage ouverte quelques heures au moment des repas; on avait auparavant tendu des câbles en travers du pont pour empêcher les passagers trop curieux de s'approcher trop près de mon animal. Dès que la porte s'ouvrait, Hubert sortait, après m'avoir remercié pour cette faveur et après m'avoir donné autant qu'il était possible dans ces circonstances des gages de son amitié, il sillonnait le pont, allant aussi loin que sa chaîne l'autorisait à le faire. Ensuite il prenait son petit-déjeuner, qui consistait en général en un steak de dix livres, puis ayant fait ses ablutions et fait sa toilette, il s'allongeait pour une petite sieste au soleil. Quand l'heure de la récréation était terminée, il réintégrait sa cellule, nous assourdissant par ses complaintes au sujet de l'étroitesse de sa tanière, puis il attendait patiemment l'heure du dîner.
Les derniers jours heureux de sa vie se passèrent ainsi.
A l'arrivée à Toulon nous nous séparâmes, il devait aller à Marseille pendant que j'allais à Cuers retrouver ma famille. Je fus bientôt dans les bras des êtres qui me sont les plus chers au monde, et tout ce temps, malgré mes occupations et plaisirs, je ressentais un vide que rien ne pouvait remplir. Hubert était en permanence à mes côtés, non pas présent physiquement, mais par l'esprit, et en permanence je croyais entendre les intonations basses de sa voix dans le bruit des torrents de montagne. Je ne pouvais pas rester loin de lui plus longtemps, et je retournai à Marseille. Bien que je n'avais laissé mon fils que depuis quelques semaines, je ne pus m'empêcher d'être choqué tant son allure globale avait changé; il n'était plus le même. Quand la première joie des retrouvailles, qui illumina chacun des traits de sa belle face, fut passée, il retomba dans la même indifférence lugubre. Son regard semblait me dire "Pourquoi m'as tu laissé! Où suis-je! Où m'emmènent-ils! Tu es revenu, mais vas tu rester?
Je fus si ému par sa muette éloquence, que je puis plus rester dans la pièce et je partis brusquement. Alors que je sortais je l'entendis bondir dans sa cage, rugissant de rage. Je me hâtai de revenir vers lui, et quand il se calma et s'allongea contre les barreaux je pus le caresser de la main. En peu de temps il s'endormit avec ma main sur la tête, et je partis à la dérobée et sur la pointe des pieds, pour ne pas troubler son repos. Le sommeil permet l'oubli, aux lions comme aux hommes.
Trois mois après cette dernière entrevue j'arrivai à Paris, et ma première visite fut pour Mr Léon Bertrand, éditeur du Journal des Chasseurs.
A tout seigneur, tout honneur.
Il m'a semblé que cet auteur naturaliste, dont le nom est connu de tous ceux qui ont tiré au fusil ou eu un couteau de chasse, le fondateur d'une revue de chasse sans rivale au monde, devait faire l'objet de ma première visite. Je ne le connaissais pas particulièrement, bien qu'une correspondance que nous avions échangée m'avait déjà montré son état d'esprit, et avait créé chez moi un attachement pour cet homme, un de ces liens, qui une fois formés, ne se rompent jamais. Nous n'avions pas parlé ensemble plus d'une heure, que nous étions déjà comme des frères. Il y a donc des natures faites pour s'aimer, et dont l'estime naît dès la première poignée de main!
Le lendemain, qui était le premier jour de 1848, nous allâmes ensemble au Jardin des Plantes, accompagnés d'une dame et de sa fille, qui voulaient être présentes pour mes retrouvailles avec Hubert.
En entrant dans la section 'bêtes féroces' du zoo, comme on se complait à l'appeler, je fus étonné par l'étroitesse de la zone dans laquelle les animaux étaient obligés de vivre, dans un ennui mortel, et aussi par l'odeur pestilentielle qui s'exhalait des tanières, odeur que les hyènes et autres animaux sales peuvent supporter, mais qui pourrait tuer à coup sûr les lions et les panthères, ces animaux avec un peau douce et lisse et qui sont la propreté personnifiée.
Alors que j'approchais doucement de la cage de mon ami en pensant à toutes les choses désagréables qui me venaient à l'esprit, je le vis allongé, à moitié endormi, regardant de temps à autre à travers des yeux mi-clos les personnes qui passaient et repassaient devant lui.
Tout d'un coup il leva la tête, sa queue remua, ses yeux se dilatèrent, et un mouvement nerveux contracta les muscles de son visage; il avait bien vu l'uniforme des spahis, mais il n'avait pas encore reconnu son ami. Il avait senti l'air du désert, et entendu à nouveau les trompettes de Guelma, mais n'avait pas encore reconnu totalement son pays natal. Néanmoins ses yeux me détaillèrent de la tête aux pieds, encore et encore, somme s'il cherchait à reconnaître un détail. Je m'approchai de plus en plus, et incapable de retenir plus mon émotion je tendis ma main vers lui à travers les barreaux.
Oh! Qu'il fut touchant, ce moment où il me reconnut peu à peu!
Sans cesser de me regarder gravement, il posa son nez sur ma main, et eut une longue respiration quand il eut totalement compris. A chaque respiration son attitude devenait plus noble, son attitude plus satisfaite et affectueuse. Sous l'uniforme qui lui avait été si cher, il commençait à reconnaître son ami intime.
J'eus l'impression qu'il manquait juste un mot pour dissiper ses derniers doutes.
"Hubert" dis-je, en posant ma main sur lui, "mon vieux soldat!"
Pas un mot de plus. Dans un bond furieux et une marque de bienvenue, il se colla en un bond aux barres de métal, qui se déformèrent et oscillèrent sous le coup. Mes amis s'enfuirent terrorisés, me criant de faire de même.
Noble animal! Tu faisais trembler le monde même quand tu exprimais du plaisir.
Hubert se tenait la joue contre le grillage, essayant de supprimer l'obstacle qui se dressait entre nous, il était superbe, faisant trembler les murs avec ses rugissements de joie et de colère.
Son énorme langue lécha ma main que j'avais abandonnée à ses caresses, alors que ses pattes essayaient gentiment de m'attirer vers lui. Si quiconque essayait de s'approcher, il rentrait dans une rage folle, et quand les visiteurs s'éloignaient, il redevenait aussi calme et caressant qu'auparavant, me tenant dans ses grosses pattes, et chacun de ses gestes, de ses gémissements, de ses regards exprimant sa joie et son amour.
Il m'est impossible de vous dire à quel point notre séparation fut difficile ce jour-là.
Vingt fois je revins lui parler, pour essayer de lui faire comprendre que je reviendrais, et chaque fois que je commençais à m'en aller, il faisait trembler la galerie avec ses bonds et ses rugissements à fendre le cœur.
Pendant un moment je vins tous les jours voir mon ami dans sa maison-prison solitaire, et parfois nous passions plusieurs heures ensemble en vieux amis. Mais au bout d'un certain temps je remarquai qu'il était devenu triste et qu'il avait changé, il semblait profondément déprimé.
Je consultai les gardiens du zoo, ils pensaient que cela était du à mes visites et aux regrets éprouvés à chacun de mes départs. J'essayai alors de m'éloigner et de l'habituer graduellement à mon absence, espérant qu'il arriverait à plus de sérénité.
Un jour printanier de Mai, j'arrivais au zoo comme d'habitude. Un des gardiens vint vers moi, il me salua avec respect et me dit tristement:
"Ne venez plus, Monsieur, Hubert est mort!"
Je tournai les talons et me hâtai de quitter le zoo, courbant le dos sous le poids du chagrin d'avoir perdu mon meilleur ami, et assailli par les souvenirs du passé. Mon attente solitaire dans la forêt, sa tanière de feuilles mortes, le burnous qui nous couvrait tous les deux, la vie au camp à Guelma, tous ces souvenirs ressurgissent quand je retourne au zoo, ce que je fais parfois, pour déambuler et penser à mon pauvre ami.
Ainsi mourut cet enfant du monde sauvage, que j'avais arraché au sein de sa mère, à l'air pur des montagnes, à la liberté et à l'exercice de sa domination, pour finir dans une prison. Dans la forêt il aurait été encore en vie – la civilisation l'a tué.
Désormais, vivez et dominez en liberté, fiers Sultans de l'Atlas! Plus jamais je ne lèverai la main pour faire de vous des esclaves. Désormais nous nous rencontrerons face à face, jusqu'à ce que la mort de l'un de nous deux s'ensuive. Qu'est-ce donc qu'une destruction aussi rapide qu'un éclair, comparée à une lente agonie en prison! Il vaut mille fois mieux périr de la balle du chasseur, plutôt que des fers d'un geôlier!
Fin de la traduction
"
Vous trouverez aussi au début du livre en version anglaise la même anecdote que celle racontée dans le livre en version française (cf article précédent). Par contre, si vous effectuez une recherche par mots-clefs dans le livre en anglais, il faut taper 'Fourral' pour la première histoire, et 'Foughal' pour la deuxième, l'orthographe du nom de la tribu n'étant pas cohérente tout au long du livre.
L'exemplaire du livre sur lequel je me suis basée pour la traduction est celui de la Lenox Library, New York.
Un autre exemplaire peut être trouvé sur Google Books, qui propose des gravures différentes, et aussi une longue préface de présentation (exemplaire de la Bodleiana Bibliotheca). L'histoire
présentée aujourd'hui y figure aussi, mais le texte est différent (à partir de la page 120).
Références
The Adventures of Gerard The Lion Killer
Jules Gerard
Derby & Jackson, New York, 1856
L'original de ce livre est disponible à la Lenox Library, New York
Ce livre est disponible pour téléchargement sur google Books, ici.
Vous trouverez une autre version anglaise avec un contenu un peu différent ici (Bodleiana Bibliotheca)