Les Ouled Athia de l'Oued Zhour

 Il y a quelques temps, les habitants du village de Taden, dans le douar des Djezia, commune mixte d'Athia, découvrirent , sous les oliviers qui avoisinent le village, un petit canon que les eaux de pluie avaient mis à jour en ravinant le sol ? L'émotion fut assez vive chez les Ouled-Athia qui ne se connaissaient pas d'artillerie, et qui regrettèrent sans doute que la découverte ne se fût pas produite en d'autres circonstances, à l'époque où ils guerroyaient encore contre les Roumis. Parmi les vieillards de la tribu, nul ne se souvenait qu'un canon fût resté enfoui sous les oliviers de Taden, à l'endroit le plus fréquenté pourtant de tout le territoire des Djezia. Aussi les racontars allaient-ils leur train; et, l'imagination aidant, le canon défraya pendant plusieurs jours les conversations.

 On rendit compte à l'autorité, qui le fit transporter jusqu'à la plage de l'Oued Zhour, où il fut chargé sur une gondole de passage à destination de Collo. Un conflit assez comique s'éleva alors entre les divers services qui se crurent intéressés dans l'affaire. [...]

 La pièce en question est en cuivre, et pèse 190 kil. Sa longueur exacte est d'un mètre; son diamètre intérieur, de 0 mètre 11; sa circonférence extérieure, la plus forte, un peu en arrière des tourillons, est de 0 mètre 74. Les anses sont brisées. Près de la gueule on remarque une petite figure en relief un peu fruste, qu'on serait tenté de prendre pour une fleur de lis.

 Les dimensions et le poids de cette pièce ne semblent pas indiquer que ce soit une pièce d'artillerie française, de celles du moins qui ont été en usage depuis l'occupation du pays. Le point où elle a été trouvée est cependant situé sur le chemin suivi par la première colonne qui a traversé les Ouled-Athia en 1852 pour aller de Collo à el-Milia en coupant la vallée de l'Oued Zhour.

 Peut-être provient-elle du pillage de quelque bateau échoué aux environs de l'embouchure de l'Oued Zhour, qui est à une dizaine de kilomètres de Taden. Mais ce pourrait être aussi un reste de l'expédition dans laquelle un bey de Constantine fut tué en 1804. C'est surtout en raison de la probabilité de cette dernière hypothèse que cette découverte m'a paru mériter d'être signalée aux lecteurs de la Revue Africaine.

 D'après les renseignements des indigènes, il existe un autre canon dans la tribu des Beni-Ferguen, dans la même vallée de l'Oued Zhour, à l'ouest des Djezia : celui serait en bronze, et sert d'enclume à un forgeron arabe.

 

 Dans son Histoire de Constantine sous la domination turque (Recueil de la Société archéologique de Constantine, année 1869, page 477), M. Vayssettes relate que le bey, dans son expédition de 1804, avait avec lui quelques pièces de campagne. Or il est constant qu'après sa défaite, elles ne purent être sauvées et durent rester entre les mains des Kabyles victorieux. De la vallée de l'Oued el-Kebir, où le bey tomba sous leurs coups, ils voulurent sans doute transporter à l'Oued Zhour celle qui a été trouvé à Taden, où elle aura roulé sur la pente qui borde le chemin.

 Le territoire des Djezia et celui des Beni-Ferguen sont peu éloignés du théâtre de la lutte qui s'engagea entre les troupes du bey Osman, plus connu sous le nom d'el-Bey Laouar (le borgne) et les partisans de Si Mohammed el-Boudali ben el-Harech (1) [ note (1) : Je donne ici le nom tel que le prononcent encore les Ouled-Athia. Ben el-Harech qui, comme tous les agitateurs musulmans, se prétendait chérif, c'est-à-dire descendant du prophète, avait dû prendre le nom de Mohammed ben Abdallah, et s'annoncer comme étant le Mehdi, le réformateur musulman dont l'apparition précédera la fin du monde. ]. Le récit de cette lutte et l'exposé de ces causes qui l'avaient provoquée ont été donnés ici même par M. Féraud. (voir la Revue Africaine, tome 13, page 211 et s.)

 Le souvenir de Ben el-Harech s'est conservé chez les Ouled-Athia qui étaient au nombre de ses partisans.

 La première fois que ce personnage parut dans leurs montagnes, il conduisait des prisonniers chrétiens et s'arrêta chez les Ziabra. Un nommé Braham ben Bounour, du village de M'zeta, dans la vallée de l'oued Tizerban, au nord de l'oued Zhour, se rappelle avoir entendu dire à son père, qu'il avait été désigné comme assès (gardien) pour surveiller les prisonniers. Il racontait que ces malheureux souffraient tellement de la faim qu'ils dévoraient avidement des morceaux de courges vertes qu'on leur jetait.

 La seconde fois Ben el-Harech vint chez les Ouled-Athia pour recruter des volontaires et préparer son expédition contre la ville de Constantine, dont il ne réussit pas à s'emparer, bien que de nombreux montagnards, attirés par l'espoir d'un pillage, eussent répondu à son appel. Blessé et poursuivi dans sa fuite, il se réfugia chez les Beni-Ferguen, dans la famille Ben Souilah, dont l'un des membres exerçait encore, il y a quelques années, les fonctions de cheikh. Plus tard, à l'approche du bey, Ben el-Harech, soit qu'il doutât de la fidélité des Beni-Ferguen, soit que leur territoire, malgré sa nature très accidentéé, ne lui parût pas un refuge assez sûr, traversa l'oued Zhour et se sauva au village de Djarrah, dans le douar des Ziabra, où les Ouled-Embarek, fraction des Ouled-Bouhermeg, lui offrirent l'hospitalité.

 Sa nouvelle retraite ne laissait rien à désirer, et il était désormais à l'abri de toute atteinte. D'une part, l'intrépidité reconnue des Ouled-Athia, et leur esprit d'indépendance, le garantissait de toute trahison. En outre, la petite vallée de l'oued Zhour, profondément encaissée entre de hautes montagnes abruptes et couvertes d'épaisses forêts, était à peu près inaccessible aux troupes du bey. En admettant même qu'elles eussent pu y pénétrer en franchissant les rares passages qui coupent la chaîne du Djebel Boubazil, le village de Djarrah, adossé à la montagne sur le versant opposé et entouré de ravins, était très facile à défendre.

 Les Ouled-Athia, s'attribuant naturellement le beau rôle, prétendent que le bey avait semé l'argent dans les tribus pour se faire ouvrir des chemins, et qu'il avait même réussi à corrompre les Beni-Ferguen qui s'étaient engagés à lui livrer le chérif; mais les Ouled-Athia avertis, se rendirent en masse au col qui met en communication le territoire des Beni-Ferguen et celui des Beni-Belaïd, et alors les choses changèrent de face. Après un combat très meutrier, les troupes du bey furent décimées, et lui-même fut tué; son corps fut laissé sur place aux Beni-Belaïd, et sa tête fut porté à Ben el-Harech, à Djarrah, par un nommé Athman ben Amira, des Ouled-Athia.

 Les Ouled-Athia se battirent avec acharnement, et si l'on en croit leurs decendants, ce fut leur intervention énergique qui décida de la victoire. On cite encore dans la tribu les noms de plusieurs des leurs qui périrent en combattant, entre autres un certain Bouarrès ben Dahehar, du village de Tamedda, qui passait pour le guerrier le plus intrépide de la région. Il est vrai que, suivant une autre version, ce même Bouarrès aurait été tué par derrière, dans la mêlée, par un de ses ennemis de la tribu, nommé Ben Abd Errezek; ce qui prouverait que les Ouled-Athia, tout en faisant les affaires de Ben el-Harech, ne négligeaient pas les leurs. Ce qui tendit à accréditer cette version, c'est qu'on trouva sur le cadavre de Bouarrès une bourre de racine de palmier-nain dont les indigènes du pays se servent encore aujourd'hui pour charger leurs armes.

 D'après les indications recueillies par M. Féraud, Ben el-Harech aurait épousé, à Djarrah, une jeune femme d'une très grande beauté. Personne aujourd'hui, aux Ouled-Athia ne se souvient avoir entendu parler de ce mariage. Les indigènes y racontent cependant l'histoire de Ben el-Harech avec une foule de détails si précis, qu'il semble extraordinaire qu'ils aient pu oublier celui-là. D'autre part, tout ce qui touche à leurs généalogies offre pour eux un intérêt de premier ordre, et ils en conservent précieusement le souvenir. Le partage de certaines terres et de la récolte des oliviers qu'ils possèdent en indivision depuis des temps très reculés, s'effectue toujours d'après les ramifications survenues dans la descendance de l'auteur commun. Il est donc permis d'élever quelques doutes sur le prétendu mariage de Ben el-Harech, et de n'y voir qu'une légende qui a peut-être son origine dans la réputation d'immoralité dont les habitants de Djarrah jouissent encore de nos jours.

 Le chérif visita, dit-on, une troisième fois la tribu des Ouled-Athia. Le but de son voyage était de faire une quête qui fut très fructueuse. Mais on prétendit que le nouveau venu n'était qu'un imposteur qui avait pris le nom de Ben el-Harech. Il ne semble pas que cela eût une influence sur l'accueil qu'il recût, puisqu'il fût hébergé par le cheikh des Ouled-Djama, Sad ben Djamâ, et qu'il se rendit de là chez les Ouled-Hamidech; une brillante fantasia fût exécutée en son honneur sur le plateau d'Aguelmam, à la limite des tribus des Ouled-Athia et des Ouichaoua. On y remarqua beaucoup un cavalier du douar d'el-Djenah, nommé Ben Barama (2). [note (2) : El-Djenah est située près de l'embouchure de l'Oued el-Kebir sur la rive gauche, à 25 kilomètres environ au sud-est de Djidjelli ]

 On a qualifié de révolte et d'insurrection la tentative de Si Mohammed El-Boudali ben El-Harech contre Constantine, et le mouvement qui entraina à sa suite des contingents nombreux. Cela paraît inexact en partie. Si l'agitation qui avait pris naissance dès le jour où Ben el-Harech s'était à Djidjelli, s'étendit à plusieurs territoires qui reconnaissaient l'autorité des beys de Constantine, il est certain que beaucoup de ses partisans venaient de diverses tribus qui vivaient dans une complète indépendance. De ce nombre étaient les Ouled-Athia, c'est-à-dire les habitants de tout le versant ouest du djebel Gouffi et de la vallée de l'oued Zhour.

 Dans le voisinage de Collo les seules tribus à peu près soumises étaient celles des Beni-Toufout et des Beni-Ishak. Les premiers, qui forment actuellement les trois douars de Zeggar, el-Ouldja et Beni-Zid, obéissaient en majeure partie à deux cheikhs qui recevaient l'investiture du bey; l'un était membre de la famille Ben Nini dont les descendants ont occupé ou occupent encore diverses fonctions administratives dans le pays; l'autre, Ben Guermous, habitait non loin de l'emplacement du marché qui se tient le jeudi sur le bord de l'oued Aflassen, à deux heures environ au sud de Collo. Les Beni-Ishak, qui composent le douar d'Arb-el-Goufi, avaient pour principale obligation de fournir une sorte de karasta, comme les habitants des environs de Djidjelli; ils apportaient, dans la plaine de l'oued Cherka, des approvisionnements de bois d'oeuvre et de construction que l'on transportait de là à Constantine, en traversant le djebel Guern-Aïcha et le passage de Sidi-Sama, qui sépare les Beni-Toufout des Beni-Salah. En 1830, peu de temps avant la prise d'Alger, ils avaient même dû fournir des pièces de bois de chêne zéens ou de chêne afarès, destinées à être expédiées par mer à Alger, et qui durent être abandonnées à Collo lorsqu'on y apprit l'occupation de cette ville par l'armée française.

 Les autres tribus qui, formant une sorte de presqu'île, se termine par le cap Bougarone, les Ouichaoua, les Ouled-Hamidech et les Ouled-Athia, vivant dans des montagnes presque inaccessibles et très boisées, échappaient à l'action des Turcs; souvent même ils se réunissaient pour tenter un coup de main contre la tranquille population de Collo.

 Une seule fois, dit-on, la garnison (nouba) que les beys entretenaient dans ce port, et qui n'était composée que 40 hommes s'aventura dans le pays et parvint jusqu'aux Ouled-Hamidech. La diffa qui leur fut offerte se ressentit de la pauvreté de ces rudes montagnards; et dans l'un des plats de couscous qu'on leur servit, il se trouva un poulet auquel il manquait une cuisse. L'un des soldats turcs, considérant ce fait comme une injure, exigea qu'on amena devant lui la personne qui avait apporté le poulet : c'était une pauvre femme, veuve et sans parents qui, pour apaiser son enfant qui pleurait, lui avait donné une cuisse du poulet représentant sa part contributive dans la diffa destinée aux Turcs. Ses excuses et ses suppilcations furent très mal acueillies. L'enfant fut amené à son tour et le soldat mécontent, le soulevant par un pied, lui coupa la cuisse d'un coup de sabre. Cet acte de férocité ne tarda pas à être puni. Le soir même, au moment où les soldats achevaient leur repas, le feu qui était allumé au milieu de leur campement s'éteignit tout à coup; et profitant de l'obscurité, les Ouled-Hamidech tombèrent sur eux et les tuèrent tous. Leurs oreilles, réunies en chapelet par une ficelle, furent expédiées à Collo; leurs cadavres restèrent sur place en proie aux bêtes fauves et aux vautours; et aujourd'hui encore l'herbe ne pousse plus à l'endroit où ils furent entassés, à ce qu'affirment du moins les Ouled-Hamidech.

 Cette légende est commune à plusieurs autres tribus, et notamment à celle des Ouled-Arema, de l'Oued-Seguen, au sud-ouest de Constantine.

 

 Avant leur soumission à l'autorité française, les Ouled-Athia étaient administrés, comme les Kabyles, par des chefs qu'ils choisissaient eux-mêmes. Chaque fraction avait son un cheikh qui infligeait des peines d'après des coutumes ou des règlements arrêtés d'un commun accord entre les membres de la fraction. Voici un spécimen de ces règlements, conservé par la famille de Salah ben Sad ben Djamâ qui a été longtemps caïd des Ouled-Athia. Le texte en a été scrupuleusement reproduit d'après l'original.

 

[Texte en arabe dont la traduction suit, telle quelle : ]

 

TRADUCTION

 

"Louange au Dieu unique. Que Dieu répande les bénédictions et le salut sur notre seigneur et maître Mohammed, sur sa famille et sur ses compagnons.

 Les Ouled-Bourebiâ, c'est-à-dire les Ouled-el-Khalfi, ont arrêté d'un commun accord, dans l'intérêt de tous, les règles suivantes :

 

 Si quelqu'un tue injustement un membre de la fraction (litt. son frère), on brûlera sa maison, et ses biens seront confisqués. Ces peines ne s'appliqueront qu'au meurtrier, et on ne pourra inquiéter ni son père, ni son frère, ni son fils ne seront inquiétés, comme il a été déjà dit.

 Quiconque tuera une autre personne que le meurtrier, ou commettra à son égard un acte de violence, paiera cent réaux; sa maison sera brûlée et ses biens confisqués.

 Lorsque les khallaça (litt. les percepteurs chargés d'exécuter les décisions du cheikh), seront envoyés pour recouvrer le montant des condamnations infligées au coupable, les bestiaux qui leur seront remis à ce titre ne devront ni être égorgés, ni détournés, mais seront conduits chez le cheikh Sad ben Djamâ. Si ces prescriptions n'étaient pas observées, et que les bestiaux fussent mis à mort, les khallaça paieraient eux-même le montant des condamnations infligées. Si les bestiaux étaient mis à mort ou détournés par une personne autre que les khallaça, celle-ci aurait à payer une amende.

 Tel est l'accord intervenu entre tous.

 Salut à tous ceux qui liront cet écrit de la part de celui qui l'a rédigé, Mohammed ben Ali el-Hassani, que Dieu lui pardonne ses fautes, corrige ses défauts dans sa bonté souveraine, et lui fasse terminer ses jours dans une soumission complète à sa divine volonté. Amen. 27 ramadhan, de l'an 1260."

 

 La date du 7 ramadhan 1260 de l'hégire correspond au 11 octobre 1844. La ville de Collo avait déjà fait alors sa soumission : les troupes françaises avait eu, l'année précédente (18 avril 1843), un engagement sérieux avec les montagnards parmi lesquels se trouvaient au premier rang les Ouled-Athia; mais elles ne pénétrèrent sur le territoire de cette tribu, à l'ouest du Goufi, que plusieurs années après (juin 1852).

 La traduction qui précède a été faite d'après les indications des habitants du pays qui vivaient à l'époque où les pénalités prévues par ce réglement étaient encore appliquées. Le passage le plus digne de remarque parait être celui qui interdit de tuer une autre personne que le meurtrier; il prouve que la vengeance personnelle était une règle admise, et qu'elle s'étendait souvent aux parents du coupable. On dirait même que le but principal du règlement était de limiter la répression à la personne et aux biens du coupable seul.

 En dehors des peines réservées au meurtre, il en existe d'autres fixées par un usage constant. C'est ainsi que le vol d'un boeuf ou d'une vache était puni par une condamnation pécuniaire de 40 réaux, dont 30 étaient remis au propriétaire et 10 au bechar, c'est-à-dire à celui qui dénonçait le voleur. Le vol donnait lieu au paiement de 10 réaux, dont 8 au propriétaire et 2 au bechar. Le pillage d'un rucher d'abeilles (douira) entrainait une condamnation de 40 réaux. Celui qui pénétrait dans une maison d'habitation pour voler devait remettre à la victime un mulet.

 En outre de la réparation imposée au profit de la victime, ou pour les délits qui n'en comportaient point, le cheikh infligeait des amendes qui étaient perçues soit en nature et réparties entre tous les habitants, soit en argent et conservées par le cheikh pour secourir les voyageurs indigents ou offrir des dons aux personnages religieux qui faisaient des tournées dans le pays.

 La preuve des crimes s'établissait par témoins. A défaut de témoins à charge, l'auteur présumé du crime était tenu, lui et un certain nombre de ses plus proches parents, d'affirmer son innocence par serment solennel prêté dans une mosquée, sur la tombe de quelque personnage vénéré ou devant un marabout. Les parents qui devaient accompagner l'accusé et prêter serment avec lui étaient toujours choisis par la victime, à la seule condition de ne pas désigner un ennemi de l'accusé; leur nombre variait suivant la nature et la gravité du délit : il en fallait 7 pour les vols de chèvres ou brebis, 14 pour les vols de boeufs, 25 pour l'incendie d'une maison, 50 pour un meurtre.

 L'ensemble des personnes appelées à attester par serment l'innocence de l'accusé constituait son akila. (Voir sur ce mot la notice qui accompagne la traduction de Khalil par M. Seignette.)

 La coutume du serment a continué à être suivie même après la conquête du pays : pendant longtemps l'autorité française en a toléré l'usage et en a même fait l'application. Un marabout très renommé dans la contrée, et qui habite encore le douar Ouled-Hamidech, était généralement désigné pour recevoir le serment. Aujourd'hui cette coutume, dépourvue de toute force exécutoire, tend à disparaître complètement, au très grand regret des indigènes qui s'en montraient très satisfaits, et pour lesquels son application constituait une épreuve décisive et souveraine.

 Des usages analogues étaient également suivis dans les tribus voisines des Ouled-Athia. Chez les Soukia, qui font maintenant partie du douar d'el-Ouldja, le coupable participait à la répartition des bestiaux remis par lui à titre d'amende. Dans tout le territoire des Beni-Toufout, la dia, ou prix du sang, imposée au meurtrier était fixée à une valeur de 1.600 fr. qui devait se composer d'une femme, d'un fusil, et pour le surplus de bêtes à cornes.

 Les moeurs des Ouled-Athia se rapprochent en plusieurs points de celles des Kabyles. Un grand nombre des noms de lieux du territoire qu'ils occupent appartiennent du reste, sans erreur possible, à la langue berbère, comme Tizerban, Tamedda, Taoulel, Tassammer, Ktounen, etc. Les habitants indigènes de la ville de Collo qui, avant l'occupation française, étaient souvent en butte aux attaques des tribus environnantes, les désignent encore aujourd'hui par l'appellation de Kabyles. Les Ouled-Athia cependant, pas plus que leurs voisins, ne parlent et ne comprennent pas le berbère : leur dialecte est un arabe très corrompu surtout comme prononciation. Presque tous transforment en ي ïa le ف kaf de certains mots où d'autres tribus le prononcent comme notre g dur; ils disent :

 

 Elïaïd pour elgaïd                    الفايد

 Oued Ziyar pour Oued Zeggar         واد زفار

 Beni-Ferien pour Beni-Ferguen     بني فرقان

 

 Ils transforment en t dur, le ط le ظ et le ض et prononcent :

 

 Tahr pour Dhahr            ظهر dos

 Terou pour Dherou          ضرو lentisque

 Metroub pour Medhroub      مضروب frappé

 

 Mais la particularité la plus bizarre de leur langage consiste dans l'emploi de la syllabe di pour exprimer le rapport d'annexion entre deux substantifs. On dirait qu'ils ont adopté la préposition italienne qui marque ce même rapport. Ils disent :

 

 Cheikh di Ldjizia, le cheikh des Djezia;

 El oued di Tizerban, la rivière de Tizerban;

 Ezzitoun di louta, les oliviers de la plaine.

 

 Ils se servent aussi quelquefois, dans le même sens, du mot elli :

 

 Oued elli Zeggar, la rivière de Zeggar;

 El khenak elli Tarras, le col de Terras.

 

 Comme les Kabyles et les Chaouïa, ils ajoutent le pronom affixe de la troisième personne à certains mots en rapport d'annexion avec d'autres.

 Au lieu de :

 

اخو عميرة    khou Amira, le frère d'Amira;

ابن الفايد  ibn el Kaïd, le fils du caïd;

عم المراة    l’oncle de la femme.

 

 Ils diront :

 

    خوه دي عميرة       khouh di Amira, son frère d'Amira;

 ابنه الي الفايد  benô elli elgaïd, son fils du caïd;

عمه دي المراة     ammô di el mera, son oncle de la femme.

 

 Ils emploient également une particule analogue à celle dont se servent les Kabyles devant les noms, dans certaines circonstances. (V. Essai de grammaire kabyle, par M. Hanoteau, page 84). En voici deux exemples :

 

 هذه ذالمحلة جملت  had'i d'elmehalla djemlet, voici la colonne réunie;

حليمة ذالذهب ذالغالي  halima d'eddeheb d'el rali, Halima est un bijou d'or précieux (chanson populaire).

 

 La corruption du langage est encore plus prononcée chez les Beni-Ferguen, où on prononce le ف  kaf, comme ailleurs le ك kef, et où cette dernière lettre est prononcée tch.

 

 Essèlemou aleïtchoum, السلام عليكم pour esselèmou aleïkoum;

 Bekit,                      بفيت  pour beqit (je suis resté);

 Betchit,                 بكيت     pour bekit (j'ai pleuré).

 

 Les Ouled-Athia se prétendent néanmoins d'origine arabe, et se disent même descendants du Prophète, c'est-à-dire, chérifs. Leur ancien caïd Salah ben Sad a conservé soigneusement dans ses papiers la généalogie de sa famille : j'en donne le texte ci-après avec ses incorrections.

 

 [suit le texte en arabe suivi de sa traduction]

 

TRADUCTION

 

 

"Au nom du Dieu clément et miséricordieux. – (J'implore) ton secours, ô (Dieu) généreux. – Que Dieu répande ses bénédictions sur notre seigneur Mohammed. – Généalogie se rattachant au saint, pur, illustre et glorieux Sidi Moussa, habitant le pays de Sahira (petit Sahara), (1) [note : la petite oasis de Sahira, dans laquelle se trouve la mosquée de Sidi Moussa, est située à 40 kil. de Biskra, sur le chemin de cette ville aux Ouled-Djellal ] recopiée à la demande de son fils Mohammed, fils de Salah, fils de Sad, fils de Djamâ, fils de Mohammed, fils d'el-Khalfi, fils d'Amor, fils de Bourebiâ, fils de Djamâ, fils de Braham, fils d'Ali, fils d'Athia, fils de M'hammed, fils d'Athman, fils de Sad, fils de Ranem, fils de Khelifa, fils de Mansour, fils de Zin, fils de Zeïd, fils de Khaled Ennacir, fils de Selem el-Ikhlas, fils d'Abdel-Kerim, fils d'el-Hosseïn, fils de l'imam Ali el-Asakar, fils de l'imam Mohammed el-Mourtadha, fils de l'imam Ali Erridha, fils de Moussa el-Kadhim, fils de Djafar  Essadek, fils de l'imam Mohammed el-Baker, fils de l'imam, fils de l'imam Ali Zin el-Abidin, fils de l'imam el-Hosseïn, fils de Fatima Ezzohra, fille du prophète, que Dieu répande sur lui sa bénédiction et le salut. Voilà ce que nous avons trouvé dans l'original. Dieu est le plus savant. "

 

 

 Il serait plus que téméraire de croire à l'authenticité de cette généalogie; et je dois à la vérité de dire que les Ouled-Athia n'en paraissent pas très convaincus eux-même. Cependant une chanson populaire, composée en l'honneur des chefs de l'insurrection de 1871 dans la région de Djidjelli à el-Milia, tels que Ben Fiala et Boubakra, contient cet appel aux Ouled-Athia : " Courez au combat, guerriers des Ouled-Athia, vous dont les aïeux descendaient du Prophète. " Aussi cette chanson se chante-t'elle encore de nos jours avec une certaine complaisance, même dans les fractions qui nous sont restées fidèles en 1871. Ils ont beau être Kabyles, en avoir conservé les moeurs et le caractère, et ils se moquent bien aujourd'hui de Ben Fiala, et de Boubakra qu'ils ont tué; il ne leur déplaît pas à leur amour-propre de pouvoir, au besoin, revendiquer une origine arabe, de noblesse religieuse,et de redire les prouesses de nos ennemis.

 

        D. LUCIANI

 

 

Références:
Revue Africaine, 33e année, n°195 (4e trim 1889) , pp 296-311
Dominique Luciani