Cinq remarques au sujet de la piste Iforas

Remarque1

Le premier point intéressant qui apparaît à la lecture de l'article de Cauvet est le suivant:

(en page 6)

"
Temassinine où est la koubba de Sidi Moussa, personnage vénéré de leur tribu en marque à peu près le centre
...

Les Iforas du Nord et en particulier la fraction des Oulad Sidi Moussa ont la prétention d'avoir parmi leurs ancêtres un descendant du prophète Mohammed, ce qu'il est assez difficile de vérifier
"

Confrontons ce point à ce que dit la généalogie de transmission orale des Beni Foughal:

(cf le document dont plusieurs membres de la tribu possèdent une copie)

"
Fatima Zohra: que la bénédiction de Dieu soit sur elle. Elle est fille du prophète que le salut soit sur lui
=> Hassan (ou Hocine)
=> Idriss le jeune
=> Zine El Abidine
=> Ali
=> Abdullah
=> Koreich
=> Banon Makhzoum
=> Hachem
=> Zayeb
=> Tafour
=> Aïssa
=> Moussa
...

"
Il y a bien un Moussa dans la lignée, mais rien de spécifique n'est dit à son sujet. Par contre il y a bien positionnement dans la lignée du Prophète.

La généalogie de tradition orale des Ouled Attia s'avère très intéressante:

"
Au nom de Dieu clément et miséricordieux.
J''implore ton secours, ö Dieu généreux.
Que Dieu répande ses bénédictions sur notre seigneur Mohamed.
Généalogie se rattachant au saint, pur illustre et glorieux Sidi Moussa, habitant le pays de Sahira (petit Sahara)


Note ajoutée par Féraud :
la petite oasis de Sahira, dans laquelle se trouve la mosquée de Sidi Moussa, est située à 40 kil. de Biskra, sur le chemin de cette ville aux Ouled-Djellal
.

"

On retrouve bien ici la vénération d'un saint marabout Moussa, avec une localisation dans le désert.

Sur le fond, rien ne permet d'affirmer ni d'infirmer que les Beni Foughal sont des cherifs; ceci dit ce n'est pas la véracité de ce point qui nous intéresse ici.

 

 

Ce qui mérite d'être noté, c'est la similitude  entre les éléments de la tradition orale Beni Foughal / Ouled Attia d'un côté, et celle des Touareg Iforas de l'autre: les deux traditions orales sont compatibles.

On remarquera que le Marabout Moussa est aussi cité dans la tradition orale d'autres tribus de la région de Jijel: on pourrait émettre l'hypothèse que celles-ci aussi sont descendantes d'essaims de tribus touareg: elles seraient seulement la résultante de la migrations de petits groupes, et non pas d'invasions comme on a tendance a le penser a priori.

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En ce qui concerne la localisation de la ville de ce Marabout: J'ai essayé de faire des recherches sur le web, mais les ressources sont peu nombreuses. La ville de Temassinine a été renommée Fort Flatters par la France; puis suite à  l'indépendance, Bordj Omar Driss. Voici le peu d'infos que j'ai trouvé à ce sujet:
- Fort-Flatters
- photo d'oasis à Bordj Omar driss  ou sur le site de Yann Arthus Bertrand
- positionnement sur la carte d'Algérie

Remarque 2

Suite à la mise en ligne de l'article de Cauvet, j'ai reçu deux e-mails de lecteurs qui me disent que pour eux le nom 'Foughal'  dérive du nom 'Foughala' et non pas du mot 'Ifogha'.

Je suis totalement d'accord avec  eux...mais cela ne contredit en rien l'hypothèse de Cauvet:
En effet, des touareg Ifoghas, en remontant vers le nord, pourraient s'être fixés en un lieu près de Biskra; en conséquence de quoi ce lieu s'est appelé 'Foughala' précisément parce que des Ifoghas y vivaient. Et ensuite, , la tribu reprenant sa migration, ses individus sont devenus 'les gens de Foughala'.


Remarque: comme vous le constatez, j'écris maintenant 'Ifoghas', car on m'a fait remarquer qu'il s'agit de la manière dont on orthographie ce nom actuellement.

Remarque 3

Voici l'analyse d'un autre point du texte de Cauvet:

Poursuivant le raisonnement qui lui fait penser que les Beni Foughal pourraient avoir une ascendance Ifogha, l'auteur indique que les Beni AFeR pourraient eux-aussi avoir la même origine.

On peut là aussi essayer de s'appuyer sur la tradition orale des tribus pour vérifier si ces traditions concordent (là encore l'idée est de voir si l'hypothèse d'une origine commune tient la route - et non pas de vérifier si la tradition orale dit vrai).

La tradition orale des Beni Foughal indique que Si Mohammed El Gueliel égorgea à Foughala un détachement de soldats turcs qui avaient mutilé son fils pour une raison futile. Ce point n'apparaît pas dans le document transcrit ici; mais cela fait néammoins partie de la tradition orale de la tribu - ce que mon père a noté quand il a commencé dans les années 1930/1940 à noter ce que lui racontaient les anciens.

Voici maintenant ce qu'on trouve dans la tradition orale des Beni Afer (j'ai trouvé ce texte dans le livre de Charles Féraud, 'Histoire de Gigélli '):

"
Beni-'Afer._ Voici  sur cette tribu, la tradition conservée par les gens du pays:
L'aïeul des Beni-'Afer, nommé Ikhelef Ben Hassen, originaire du Maroc, habitait dans les environs d'Alger et vint s'installer dans la Kabilie vers les premiers temps de la domination turque, c'est à dire au 16e siècle. Un détachement de soldats turcs voyageant aux environs d'Alger, s'arrêta dans la maison d'Ikhelef. Aussitôt, et suivant les ordres reçus, on s'occupa à leur préparer la diffa. Le fils d'Ikhelef, poussé parla faim, demanda quelque nourriture à sa mère, qui, n'ayant rien d'autre sous la main, détacha la cuisse d'un des poulets destinés aux Turcs, pour satisfaire l'appétit de son enfant. Lorsqu'on servit la diffa aux soldats, ceux-ci s'aperçurent de l'absence de cette cuisse, s'informèrent des motifs de sa disparition et voulurent savoir qui l'avait mangée.
" C'est le plus fort, répondit la mère!"
Les turcs, irrités de cette réponse et voulant prouver qu'eux seuls étaient forts dans le pays, s'emparèrent de l'enfant et lui coupèrent la cuisse.
Ikhelef dissimula sa colère et attendit que les Turcs, après s'être couchés, se fussent endormis; alors, avec l'aide de trois de ses frères, il les égorgea tous. Craignant d'être poursuivi pour ce crime, il quitta immédiatement le pays et vint directement à Koubba, où sa mule fatiguée s'arrêta, refusant de marcher davantage.
"

La légende des Beni Afer positionne les évènements en d'autres lieux, mais on y retrouve bien:
Une arrivée tardive dans la région de Jijel
La mutilation d'un enfant par les soldats turcs, puis le meutre de tous ces soldats par le père de l'enfant.


Là encore, il me semble qu'on peut considérer que les légendes orales sont suffisamment ressemblantes pour dire qu'il n'y a pas contradiction avec l'hypothèse de Cauvet. On notera touefois que ces légendes sont très présentes dans toute la kabylie orientale...



Références

Féraud, Louis-Charles
Histoire des villes de la Province de Constantine: Gigelli
Arnolet, 1870, Constantine.

Remarque 4

Suite à la lecture de l'article de Cauvet,  j'ai décidé il y a quelques jours de me documenter sur les Touareg du Nord.

 

J'ai trouvé dans Google Books le livre suivant: les volumes 3 et 4 des Mémoires de la Société de Géographie de Genève, année 1862.

Un des articles du tome 4 fournit des notions ethnographiques sur les berbères Touareg, résultats d'une étude du Baron Henri Aucapitaine. On y trouve quelques éléments d'histoire des touareg, puis une description de leur usages.
La partie qui nous intéresse a trait à l'organisation sociale des touareg : d'une part des tribus nobles, puis, d'autre part des tribus serves dont les membres sont appelés imeroden (au singulier : imrad) : chaque tribu serve est vassale d'une tribu noble; et ces tribus vivent ensemble, effectuent leurs déplacements ensemble - l'auteur consacre plusieurs pages à ce sujet.

 

Voilà un extrait de ce qu'il dit:

"
Il est dit que les imeroden devaient donner annuellement à leurs maîtres quelques agneaux et quelques chevraux, un petitc hameau et du lait à discrétion.

"

"
En retour, les nobles doivent aide et protection à leurs serfs, et garantissent les troupeaux des razzias de l'ennemi.
"

Premier indice
Aucapitaine parle ensuite de fraction de tribus touareg, qui ne sont ni nobles, ni serves mais maraboutiques, et là arrive le premier indice important:

" Les tribus ou fractions de marabouts, si nombreuses dans le nord de l'Afrique, tant dans les pays arabes que kabyles, se rattachent toutes communément à une migration considérable d'origine arabe partie du Sous Marocain, et qui paraît coincider avec l'arrivée en Afrique des Andalous et des Taggarins (note 2) expulsés d'Espagne.
...
note 2 : On donnait le nom de Moudejares ou Andalous aux premiers réfugiés d'Espagne qui venaient du royaume de Grenade et d'Andalousie, et le nom de Taggarins ou Tagartine à ceux d'une seconde migration, partie du royaume d'Aragon, de Valence et de Catalogne; j'ai signalé les détails de l'origine arabe, des Marabouts venus du Saguia-t-El-H'amera (la rigole rouge) au sud de Marok et maintenant dispersés dans toutes les régions d'Algérie. Voyez: journal asiatique, 1ere série, t XIV, p265, et Revue de l'Orient, 1859, n° VIII, p 471.
"

=>  nous retrouvons le passage par Sakiat El Hamra qui fait partie de la tradition orale de la tribu des Beni Foughal => donc la 'piste' Ifogha continue a être en accord avec la tradition orale.


Deuxième indice

Ensuite, en page 46 et 47, l'auteur fournit la nomenclature des tribus nobles et serves des touareg Azguer (ou Iasgueren) , groupe dans lequel on trouve les Iforas algériens. Voilà ce qu'on peut lire:


"

Groupe des Azguez

Tribus nobles
Ifour'as (1) , divisés en trois fractions:
- Ifouras oui n oukiren (note 2)
- Ifouras oui n irdad (note 3)
- Ifouras oui n ettebel (note 4)<>

 

note 1 : dont le nom se retrouve indiqué Ifuracen sur la liste des noms de plusieurs tribus africaines,donnée par le poère latin Corippus dans la Johannide (sixième siècle). Cette fraction peut se rattacher à la grande tribu des Iforen ou Beni Ifren qui, d'après Ibn Khaldoun, joua un certain rôle lors des temps préislamiques.

note 2 : Les Ifouras d'Oukiren, nom propre d'homme
note 3 : les Ifouras des oiseaux
note 4 : les Ifouras des tambours.

....
(suite  de l'énumétation)
...

Tribus serves ou Imeroden des Azguer

Kel toubren
Kel Fadnoun

Kel Herass
Kel Meddak
Oui Ihzg'g'arenin
...

"

=> et là, surprise:  nous trouvons une fraction de tribu serve d'Iforas qui s'apelle Kel Herras....or dans le cadre de la construction de la liste des noms de famille de la tribu qui figure dans ce blog, plusieurs lecteurs m'ont demandé d'intégrer le nom Kahlerass / Kahl Rass à la liste.


Cette homonymie est intéressante... Des lecteurs du blog m'ont dit que cela n'avait aucun intérêt, car Kahl Rass signifie 'tête noire'. A mon avis, cela n'exclut pas le fait que cette famille peut tout de même avoir hérité son nom de sa fraction tribale d'origine. Et 'tête noire' peut ausi valider une piste d'origine sub-saharienne...


Troisième indice:

Les auteurs qui ont écrit des textes sur les touareg précisent en général que le préfixe 'Kel' que l'on trouve devant la majorité des noms de tribu veut dire 'peuple' en Tamachek. Aucapitaine précise lui aussi ce point (en bas de la page 46).

J'ai donc examiné la liste des noms de famille de la tribu, et j'ai trouvé une autre nom en 'Kel', celui de la famille  Kahl El Aïn.
Je pense qu'il s'agit là encore d'un nom qui donne directement accès à une souche targuie. Mais je n'ai pas pu aller plus loin, ce nom ne fait pas partie des fractions répertoriées par Aucapitaine.



Reférences:

Baron Henri Aucapitaine
'Notions ethnographiques sur les berbères touareg'
Mémoires de la société de Géographie de Genève
Tome 4, 1862, pages 1 à 58.
Disponible sur Google Books ici.

 

Attention: la manipulation de Google Books dans le cas de ce livre s'avère là encore compliquée:
- Google books voit ce document comme étant le 'tome 3' de l'année 1862. En réalité, le document contient les tomes 3 et 4.
- La numérotation des pages n'est pas continue et repart de zéro plusieurs fois...donc si vous cherchez les pages 1 à 58, vous ne tomberez pas sur cet article.
=> si vous souhaitez faire une consultation en ligne sur Google Books, une fois le livre sélectionné, le mieux est de taper le mot-clef 'touareg' dans la recherche, et de sélectionner le 2 lien qui indique 'page 12'.
=> sinon je vous conseille de télécharger le doc (21.7 Mo). Dans ce cas Google verrouille la recherche par mots clefs, mais par contre le fichier pdf teléchargé propose une numérotation de page continue du début à la fin => l'article se trouve en page 523 (pages 523 à 576).

Bonne lecture!


Remarque 5

J'ai reçu depuis la publication de l'article sur la 'piste Ifoghas' pas moins de onze mails de questions/ remarques/critiques.

Pour résumer, la teneur des messages est assez disparate, cela va de 'Bahia, là tu as fumé la moquette'  à ' le rapprochement Kel Herass / Kahl Rass est effectivement troublant'.

Je vais donc faire une réponse globale, en espérant que je n'oublierai aucun point:

- la piste Ifogha est pour moi un nouvel axe de recherche concernant l'origine de la Tribu des Beni Foughal, à ajouter aux autres axes de recherche. Je trouve pour ma part cette piste intéressante.

 

- la recherche d'une origine Ifogha pour les Beni Foughal n'est pas une idée de Cauvet: comme Cauvet le dit dans son article, il reprend une idée qui a été exposée par Tissot dans son livre 'Géographie Comparée de la Province Romaine d'Afrique', paru en 1884 (Imprimerie Nationale). Ce livre de Tissot constitue une référence encore utilisée par les chercheurs de nos jours - Tissot était archéologue, et spécialiste de la géographie historique; il a beaucoup étudié les mouvements anciens de population, en particulier pour la partie Est du Maghreb.
De plus, Tissot lui-même indique dans sa Géographie Comparée que d'autres auteurs ont eux aussi proposé une origine Ifogha pour les Beni Foughal - il est dommage qu'il n'ait pas pris la peine de donner des références détaillées à ce sujet.

 

- Je pense effectivement que deux familles de la tribu portent des noms qui sont probablement d'origine targuie. Et je trouve que la présence d'une famille Kahl Rass est un indice important en faveur de la piste Ifogha.
Par contre si on accepte cette hypothèse on n'est fixé que pour deux familles...et pour les autres famille de la tribu, que penser?
=> soit la tribu a une origine homogène ( 'tous des Ifoghas')
=> soit des familles venues du Sud se sont-elles mélangées à une tribu déjà existante (origine hétérogène - ce qui correspond aussi à l'hypothèse émise par Marçais, que j'ai déjà citée ici.

 

- Je ne crois pas pour ma part que la légende orale de la tribu soit fausse à 100%. Mais là, effectivement, il s'agit d'une conviction personnelle et je comprends tout à fait que d'autres ne la partagent pas.
Je pense que la liste de noms citée a de fortes chances d'être totalement fausse, car mémoriser génération après génération une telle énumération est assez hasardeux.
Par contre j'ai tendance à penser que les grandes lignes (Sakiat El Hamra / Biskra / Kalaa des Beni Hammad) peuvent être des indices intéressants, tout comme ce que l'on trouve dans la légende orale des Ouled Attia ( origine du Petit Sahara, Marabout Sidi Moussa).

 

- Je suis ok avec la remarque de Zoundai au sujet de 'la cuisse de poulet'

 

- Je trouve que cette piste Ifoghas 'colle' assez bien avec tous les indices/ traditions orales/  éléments dont nous disposons.

 

- Pour ceux qui m'ont demandé plus d'informations sur l'histoire ancienne de ces touareg Ifoghas, voici des livres anciens qui font encore référence sur le sujet:

 

Henri Duveyrier
Les Touareg du Nord
Editeur: Challamel, Paris, 1864
Ce livre n'est pas disponible à la BNF, mais on peut le trouver dans plusieurs bibliothèques en France.
Une réédition est disponible aux éditions Vents de Sable, ISBN 2-913252-55-9

 

Henri Brosselard
Les deux missions Flatters
Librairie Furme, Jouvet et Cie, 1889
Ce livre est téléchargeable sur le site Algerie-Ancienne

et pour ceux qui veulent encore aller plus loin, vous trouverez énormément de références sur ce site.